Le collier d'Hélène

Daniely Francisque entre guerre civile et guerre intime

Qu'est-il plus grave de perdre sa terre ou un collier ? La question est insensée pour qui oublierait qu'un chagrin d'amour peut anéantir un sujet plus sûrement qu'un bombardement. Oser dire cela dans un pays en guerre depuis trente ans, dans un pays occupé, dans un pays déchiré, dans un pays qui n'est qu'affrontements, enlèvements et assassinats dans un pays qui pourtant veut vivre, oser dire cela relève de la folie. C'est ce à quoi nous convie Lucette Salibur en montant une pièce de Carole Frechette, « Le collier d'Hélène » dont on avait pu écouter la lecture dans le cadre de la troisième rencontre métisse « Théâtre des Nations » Martinique / Québec au Théâtre de Fort-de-France de Michèle Césaire.

Hélène est donc à Beyrouth, quand elle perd un collier de verroteries. Perte sur laquelle elle s'appuie pour rester dans ce pays meurtri et partir à la recherche de l'objet perdu.

Refuser de hiérarchiser la douleur, de considérer qu'il est des peines supérieures à d'autres c'est se situer d'emblée du côté du sujet, en posant comme incontournable le caractère incommensurable de la souffrance humaine. La perte du collier on le comprendra vers la fin de la pièce est le signifiant d'une perte bien plus grande, et Carole Frechette joue admirablement de la violence du contraste entre une Européenne à la recherche d'un objet futile dans un pays où la balle de fusil aveugle frappe au détour de la rue. Le « on ne peut plus vivre comme ça » formulé par des réfugiés palestiniens maintenus dans les camps comme masse de manoeuvre sur l'échiquier international par les pouvoirs politiques arabes fera écho à un autre « on ne peut plus vivre comme ça », plus prosaïque dans son énonciation mais qui fait référence à un drame personnel d'une autre nature mais dont il serait présomptueux de vouloir le minorer. Hélène dans la quête du collier rencontrera trois hommes, tous incarnés par Hervé Deluge, qui campe avec beaucoup de justesse un « contremaître » puis un « homme » avant de se laisser aller à quelques facilités dans le rôle d'un « rôdeur ». Elle croise aussi sur son chemin une femme (Lucette Salibur) à la recherche de son fils victime d'un snipper, il y a déjà longtemps. Au lieu de laisser le spectateur découvrir lentement la déréliction du personnage qui émerge du discours de cette femme à la raison perdue, au lieu de laisser le spectateur dans l'inconfort, dans l'incertitude quant au statut de la parole qui se délivre, Lucette Salibur a choisi de souligner par son jeu la « schizophrénie » de la composition. Dommage ! Et c'est un peu le même reproche que l'on peut faire à la façon dont Daniely Francisque incarne Hélène. On sait le talent de cette comédienne généreuse dans son jeu, mais il lui est demandé d'incarner une ingénue en goguette dans les rues de Beyrouth, or quiconque a séjourné dans la capitale libanaise sait que les ingénues ne courent pas les rues. La difficulté à tenir le rôle d'Hélène tient à plusieurs choses. D'abord à la multiplication des registres de paroles. Elle est à la fois le personnage et la narratrice. Passer de l'un à l'autre, du paroxysme émotionnel au témoignage distancié n'est pas simple. Elle doit aussi mettre en valeur l'hétérogénéité des discours culturels qui se croisent. Celui d'une Occidentale émancipée, entrée de plain-pied dans le « désenchantement du monde » comme dirait Marcel Gauchet et qui se confronte à celui d'individus marqués identitairement jusque dans leur chair par le religieux. Comment dire la rencontre avec l'étranger radical, avec l'étrangeté absolue ?

Si Daniely Fancisque porte sur ces épaules « Le collier d'Hélène », force est de reconnaître que celui-ci devrait être retaillé. Non pas que le rôle soit trop lourd pour elle, il y a chez cette comédienne une solidité et un talent dont on ne peut douter et que l'on a déjà remarqué plus d'une fois, mais elle nous a semblé avoir un jeu un peu mécanique au début de la pièce, quand elle découvre la perte de l'objet, comme s'il lui fallait un moment pour entrer dans le texte. Comme on le verra, l'espace scénique ne lui facilite pas la tâche. Lucette Salibur lui demande par moment de crier, de hurler, ce qu'elle fait avec grand cœur, il nous sera permis de la préférer dans les moments d'intériorité où elle est beaucoup plus émouvante. Peut-être faudrait-il laisser les situations s'installer plus sûrement, avec plus de calme, avec plus de lenteur? Enfin notons une belle prestation de Patrice Le Namouric qui incarne Nabil, un chauffeur de taxi d'une authenticité désarmante à tel point qu'il nous a semblé retrouver la figure de quelques uns de ceux dont nous avons utilisé les services dans ces pays.

On ne manquera pas de s'interroger sur l'avenir de l'espace A'zwel comme lieu théâtral. La petitesse de la salle, 46 spectateurs au maximum mais surtout l'étroitesse de la scène qui autorise le jeu de deux comédiens tout au plus semblent rédhibitoires. L'exiguïté de la scène rend vain tout effort d'élaboration d'une scénographie digne de ce nom, et Ludwin Lopez, qui généralement ne fait pas dans la demi-mesure, voit son domaine d'intervention habituel réduit à peau de chagrin. Les chiffons de Lucette Salibur sont en passe d'acquérir le statut incontournable des coussins chez Peter Brook.

Dominique Guesdon connaît, avec les lumières, le même sort que le scénographe. L'espace A'zwel comme lieu de répétitions et de travail certes, mais lieu de spectacle très improbable. L'espace du TOM à la Croix mission est sans aucun doute plus indiqué, par ses dimensions et par sa localisation, pour ce travail attachant autour d'un texte difficile à mettre en scène, et qui ne demande qu'à s'inscrire dans la durée pour se perfectionner et trouver enfin son rythme. Que Lucette Salibur se soit lancée dans cette aventure est à porter à son crédit.

Roland Sabra
Madinin'Art
http://www.madinin-art.net
Fort-de-France, Martinique
Décembre 2007